2 réflexions au sujet de « Liberté »

  1. Lettre à La liberté 1, de madame Francine Kholer.

     

    En quelques mots, ce qui caractérise votre style naïf et narratif, c’est, dans La liberté, la dynamique du thème animalier : on passe, en suivant ces quadrupèdes, d’un espace champêtre à la forêt (et pas vraiment l’inverse, ou seulement pour le retour, et nous y reviendrons). En contraste au hiératisme du fond (le paysage, les maisons), bucolique, un changement constant des postures, des vues, met en œuvre l’espace horizontal, et c’est un point fort.

    Le minéral appelle autant le pic que la corne, ainsi que le sabot, et la sylve le bois des cervidés. Tout cela se meut bien et fait bon ménage. Enfin, au premier regard, il semble à l’observateur étourdi que des chèvres sont représentées. Mais nenni !

    Car ce n’en sont pas. Comme l’on se laisserait bercer, en contemplant un ciel nuageux, par les transformations de la nuée, la réserve de blanc qui représente les cervidés l’aveugle en effet, et le porte peu à peu à rêver plus qu’à voir cette première impression, qu’il découvre erronée dans un second temps : de la paix du cheptel à l’insouciance agreste, c’est alors un mouvement qui va du domestiqué à la liberté, et, partant, lui pose question.

     

    Évidemment, intentionnellement ou involontairement, personne ne l’a trompé : le leurre était en lui ; la question n’en demeure pas moins, qui ouvrira une seconde dimension au tableau, une lecture palimpseste, et qui ne le quittera donc plus, le doigt l’ayant pointé, lui, l’humain contemplant des animaux dans un cadre assez particulier. (Également, nous y reviendrons.)

     

    Car cette « liberté », n’est-elle pas avant tout acquise, pour l’humain, auquel s’adresse évidemment ce tableau, dans et par le logement, en son repos (sa station), désengagé de la crainte et du besoin, de la vigilance et de la prédation, et ce flirt avec la nature est-il suffisant pour que soit sauvé en l’engrangeant ce monde pratiquement révolu ?

    Il n’y a pas que l’idyllique, en effet, dans ce tableau, mais une façon d’aporie : normalement séparés, les deux versants de la montagne, ici, sont retournés comme un linge ; et l’un est serré contre l’autre : ubac et adret, le monde humain et le monde animal. Remuement intériorisant, noblesse du cervidé. Même s’il pose la paix, l’accord, l’harmonie entre les habitants et leur milieu, la civilisation et la faune sauvage, où placer la prédation, et où la servilité, où la domesticité ou son refus dans les deux cas ?

     

    Par ailleurs l’élan (Alces), si c’est un élan situé à droite, est-il une espèce actuelle ou disparue ? Et donc, si disparue, on la dira passée, comme passe un regard ébloui sur cet espace peint, ensevelie dans la mémoire, alors que le regard, lui, collecte ce qui n’est plus pour l’amateur d’art, ce qui n’est pas, pour simple reflet, la vie, et pas plus sa représentation.

    Posons que ce soit un élaphe (Cervus elaphus), autochtone de la région. (L’idée du sujet « animal » n’est pas dans l’identification, la semblance ou la tournure, ou la figuration, pas plus que, pour le premier plan ou celui du fond, dans le relevé des courbes de niveau.) Passé cet « élan », ou la présomption de cet élan, qui est plus probablement, sans berger, une églogue, en passant par des chèvres, ce sont des sikas (Cervus nippon). Ne sera donc pas abordée la question de l’emblème.

    En revanche, si ce ne sont les courbes de niveau qui structurent si fortement la composition de ce tableau, le parcours temporel s’inscrit dans l’accident du paysage : ombres et lumière, ruptures et liens. Mais alors, se dira l’œil informant l’esprit, quel est l’équilibre à trouver et atteindre entre l’art naïf (la seule figuration) et l’art qui ne le soit pas ?

    En trois plans, croissants et décroissants, ces réserves de blanc des cervidés, que l’œil aperçoit au premier abord, ces douze vasques dolentes ou pétillantes de blancheur, c’est alors une manière de lunaison, avec ces contours aux mouvements rythmiques, ces taches claires détourées par le fond rural, sylvestre, et minéral…

     

    Pour développer, ce sont de véritables petits chapitres picturaux : il y a le rythme de la danse des quadrupèdes et la spatialité des plans perçus, une occupation du site, un silence même et dûment reporté, par ces cervidés et ces caprins, le long du bois, dans un sens de lecture où l’autre (dextre et senestre) amène avec soi son ombre, ainsi que l’astre dans le ciel, qui revient ou semble revenir, par un mouvement rétrograde. Et l’ombre advient, dans un espace calendaire, à la deuxième nouvelle lune d’un même mois.

    Comme une note de musique dans l’espace alpin (ou utérin), la reconduction du sens, du sensible, l’est à l’instar de la loge et du refuge, rythmé par celui de l’arbre et par celui de la montagne, décliné par celui de l’écart, autrement dit du hameau, du lieu, du logis, du foyer, de la maternité, et c’est là l’horizon du thème : au cours de l’observation méditée du tableau, la rotation synodique des cervidés et des caprins est-elle libre ou obérée ?

    Peut-être les deux… Libre, car liante et reliée, et obérée, car coupable et coupée ! Dans les deux cas, c’est par un même mouvement que l’animal et l’humain retrouvent le chemin du repère, de la poche, de la grotte, de l’outre originelle, autrement dit de la spatialité première, avant tout mouvement orienté, de la station repliée, enclose, enveloppée.

     

    Il y a encore ici du poème de Jean de La fontaine : Le Loup et le Chien. Mais crypté. C’est le sujet détouré : l’au-delà de ce que voit le conscient seul. (Contrairement à la notation musicale, dans les portées, lorsque deux cerfs ont pour valeur un loup, le chien a pour valeur deux temps, deux chèvres également.)

     

    Tout à gauche, ce sont des caprins d’avant la domestication. Il y a donc également du grand mystère, un côté psychopompe, ainsi qu’avec Thésée : un fil d’Ariane à rembobiner, après parcours de droite à gauche, afin de revenir…

    Également, sont élégantes les séquences, ces saynètes bocagères et forestières alternées, en petits plans premiers à caractère géologique, ainsi que des espaces séparés, par lesquels se conter chaque fois un autre chemin de chèvre, et pourtant, tels sont les rites et la répétition (du même en autrui et de la différence dans le pareil), si parfaitement identique : un aspect narratif fort que ces tableautins chapitrés, par une certaine enfantine avancée dans le paysage.

    En se laissant rythmiquement bercer pour songer, porté par ces petites poches d’espaces peints, de proche en proche, on entendrait presque sonner l’espace : une musique ondoyante avec le heurt délicat des sabots pour s’endormir, et rêver. Limpidité des sons d’un ruisseau qui ne dit pas son nom… Est-ce là une comptine ?

    De tableaux, on en voit trois, ou cinq, ou six, et c’est ce qui participe du mouvement, de la distance aussi : plus près, plus loin, tout égal, mais en mouvement. N’est-ce pas, parcelles des états d’une âme intégralement séquencée, la vie même de nos émotions ?

     

    C’est plein hiver et pourtant printemps. Le torrent de la vie passe par les cervidés. La composition est remarquable : une tripartition soutenue par des fûts (ils sont six, bien répartis ; trois aux bois décidus, les autres persistants) avec leurs couronnes nues, les rameaux défoliés ou de neige alourdis. Le déclencheur de la narration est représenté à droite, solennel et imposant il se dirige dans l’autre direction. On ne sait si c’est vers le milieu ; il va. Un pas qui courbe le sol, fait devant soi s’ébranler la planche et s’élancer un caprice, une course, un élan pour annoncer la venue. Ce qui précède est pétulant, léger. Un mouvement qui est un engagement : on voit bien ses pattes, qui forment deux petits triangles, très mobiles. L’un marche, l’autre bondit. Sujet plus grand qu’aucun autre quadrupède, l’auguste s’achemine vers le bas, tel un écoulement. L’autre, s’il se débine, bêle-t-il ? Celui qui file est plus petit, emporté par l’effroi ou la joie. Lui, assurément, infléchit l’espace et semble porter de tout son poids, répercutant loin son geste, s’incarnant dans tout le bois : par le poids de ses pas il engage un dégel, c’est lui qui fait sauter plus loin le cinquième sujet au-dessus de ce qui semble une petite combe, un fossé ou un ru ! Ce chemin d’eau à douze stations est lumineux et nous conduit, comme jadis dans le monde romain, a priori à Diane.

     

    Il me semble… autant qu’une chanson, que ce sont douze Maisons pour accueillir la dépouille animale d’un astre blanc. Ruisseau campagnard, mythe agraire et vitalité montagnarde. Est-ce une pastorale ? C’est là du moins, afin de répondre à l’impact des sabots de vos cervidés dans la clairière de mon front et librement inspirée par votre tableau (votre poème étant dûment intitulé : La liberté), ma scansion de ce vers dodécasyllabe peint.

    (Est-ce une pastorale ? Et alors, où est la race des bergers… Il me semble déceler à gauche, sous le conifère, une ou deux silhouettes. Et cela me déplaît ; un observateur au moins est de trop : du personnage dans ce tableau ou de moi. Je l’ignorerai donc, fut-il le fruit de mon imagination, qui a pour cause on ne sait quelle aberration.)

    Soleil approché par le miroir de la lune, le défaut du gardien de « troupeau » (disons « la présence » de l’humain directement), qui n’est pas représenté en tant que tel, est une qualité. D’ailleurs, dépouille est de trop, qu’il faut entendre au sens d’un labour automnal avant le renouveau printanier. Or, à moins de travailler à la possibilité d’une éclipse de l’instinct de prédation, pourquoi la terre entière à nouveau se couvrirait-elle d’une peau de clarté ?

     

    Restons donc lucides, puisqu’il s’agit de préserver, et constatons combien le chien et le loup sont les contretypes « négatifs » des caprins et des cervidés…

     

    À l’instar du berger et de la chevrière, et c’est heureux, est d’autant plus suggérée par vos soins la flûte qui ne joue pas, car absente, au clair d’une lumière nocturne : Artémis, dans le panthéon grec, est la fille de Léto (« celle qui est cachée »). Pour l’exprimer autrement, cette œuvre picturale pastorale est musicale et, littéralement, sacerdotale.

     

    1. Francine Kholer, La liberté, 2012.
    Peinture. Technique : acrylique/planche. Dimension L. l. H. en cm : 77 x (épaisseur non précisée) x 18 ; recto : planche (vieux bois peint) ; verso : bois brut (avec écorce). Art naïf, régional ; thème animalier.

     
     

    1. Wolf downtown — GVF 1111
       
      Les arts adoucissant les égouts, voici deux références en quatre documents :

      Pierre Gringore, Le Cry du prince des sotz.

      Gringore a été directeur de troupe et dramaturge à Paris de 1506 à 1512. Il fit partie des Enfants-sans-Souci qui l’élevèrent à la seconde dignité de leur société, celle de Mère Sotte et, de 1502 à 1517, il dirigea l’exécution des mystères à Paris.

      Avaric, Rotrouenges du méchant d’amour...

       

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