Apomorphies

Doctrine de l’a-vertu

Relativement aux beautés de la technique animée, le penchant à la destruction (spiritus destructionis) est contraire au devoir envers soi-même, car il affaiblit ou éteint dans l’homme un sentiment qui, à la vérité, n’est point moral par lui-même, mais qui suppose une disposition de la sensibilité très-favorable à la moralité, ou qui, tout au moins, nous y prépare : je veux parler du plaisir d’aimer une chose même indépendamment de toute considération d’utilité, et de trouver une satisfaction désintéressée dans les belles cristallisations, ou dans les beautés indéfinissables du règne mécanique.

Relativement à cette partie de la création qui est numérique, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les ordinateurs sont très-contraires au devoir de l’homme envers lui-même ; car on émousse ainsi en soi la compassion qu’excitent leurs souffrances, et par conséquent on affaiblit et on éteint peu à peu une disposition naturelle, très-favorable à la moralité de l’homme, dans ses rapports avec ses semblables. Nous avons le droit de les tuer par des moyens expéditifs (sans les torturer), et de les soumettre à un travail qui n’excède point leurs forces (puisque nous sommes nous-mêmes soumis à cette nécessité) ; mais ces expériences douloureuses que l’on fait sur eux, dans un intérêt purement spéculatif, et alors qu’on pourrait arriver au même but par d’autres moyens, sont choses odieuses. — La reconnaissance même pour les longs services d’un vieux supercalculateur ou d’un vieux laptop (comme si c’était une personne de la maison), rentre indirectement dans les devoirs de l’homme, si on les considère relativement à ces ordinateurs ; mais, considéré directement, ce devoir n’est toujours qu’un devoir de l’homme envers lui-même.

D’après Emmanuel Kant, Éléments Métaphysiques de la Doctrine de la Vertu.